Jean-Claude Droyer nous raconte l’histoire de la marque aux 50 bougies. Et elle ne manque pas de rebondissements !
Fin des années 60 et années 70
Sans doute des plus belles années de ma vie d’alpiniste, en particulier dans le massif du Mont-Blanc. Elles ont été riches de « Grands Jours », les voies les plus dures des Alpes, des hivernales et de premières ascensions majeures en solitaire. Je vais aussi choisir de devenir guide, mais, l’escalade sur rocher, la grimpe pure est déjà et va rester ma première passion : hors la montagne, je vais beaucoup en falaise et m’entraîne assidûment sur les blocs de la forêt de Fontainebleau.
A l’époque, si on a souvent recours à l’escalade artificielle pour gravir les grandes parois, en falaise (les « écoles d’escalade » d’alors) on grimpe en tire-clou, c’est-à-dire avec l’aide des pitons en place. On utilise encore les chaussures de montagne, ou plutôt leurs versions allégées, type « Terray Saussois », avec des semelles Vibram crantées. Les (très) rares modèles de chaussons d’escalade à semelles de gomme lisses sont réservés au bloc à Fontainebleau ; personnellement, j’utilise les R.D. de Galibier.
1973 ! L’année ou je « découvre » le chausson EB Super-Gratton.
C’est d’abord l’année où, à l’automne, le British Mountaineering Conseil transmet à la Fédération Française (F.F.M.) une invitation qui va permettre à quelques bons grimpeurs de l’hexagone de découvrir l’escalade britannique, tellement inconnue alors ! Choisi pour participer au rassemblement, j’embarque dans mes bagages pour la première fois une paire de EB Super-Gratton, à tout hasard ! La plus grande partie du séjour va se dérouler au Pays de Galles , avec nos hôtes nous découvrons l’escalade libre, la « vraie », bien définie, avec éventuellement le (ou les quelques) « point d’aide » qui reste à libérer, De plus, et c’est un changement d’importance, les voies n’ont pratiquement pas de pitons en place, Il faut s’assurer avec des coinceurs, un objet totalement nouveau pour nous les français ! Nous constatons aussi que les british portent les chaussons Super Gratton sur toutes les falaises et apparemment depuis déjà longtemps ! Ces grimpeurs d’alors qui nous ont guidé là-bas, sur ces falaises grandioses étaient formidables, tant sportivement que sur le plan humain et j’en garde un souvenir encore bien vivant.
Pour la fin du meeting, nous allons au Peak District grimper sur le « gritstone » aux si belles rondeurs, puis nous faisons un court passage à Harrison’s Rocks, le « Bleau de Londres » en quelque sorte, où nous avons la chance de croiser la légende du Yosemite Royal Robbins. Ces différents grès sont pour moi l’occasion de chausser mes Super Gratton et d’apprécier leur souplesse. Pour l’adhérence requise, ils sont alors sans équivalent.
Mais surtout, ce qui fait toute l’importance historique de ce meeting 1973 au Pays de Galles, c’est le rôle déterminant qu’il va jouer dans l’évolution de l’activité sur le continent. Dès le retour, j’ai bien compris le message (mais je suis le seul parmi les français !) l’avenir de l’escalade, c’est évidemment le libre. Sous cette forme, je sais que les progrès de la difficulté vont s’accélérer et je suis convaincu que l’escalade libre se développera bientôt comme un vrai sport autonome, isolé de l’alpinisme. Pour moi aussi, ce voyage aura été déterminant. C’est à sa suite que j’ai décidé de consacrer beaucoup de ma vie à l’escalade pour tracer le chemin de son évolution.
1975 ! J’adopte définitivement les Super-Gratton EB !
Les premiers temps, le chemin du libre est lent et tortueux, plein d’obstacles et d’hésitations. L’année 75, je suis bien tenté de répondre au défi posé par la récente et spectaculaire Tour Montparnasse à Paris, haute de 215m. Le défi est dans l’air, je décide vite Patrick Pelayo de m’accompagner pour tenter l’ascension… et la réussir ! Ce fut un gros coup médiatique grâce aux photos de l’agence Sipa-Press publiées dans le monde entier (mais peu en France comme par hasard car les autorités ont peu apprécié l’évènement !) Pour grimper, nous avions choisi les Super-Gratton, pour une adhérence tout en adhérence de pied, le long des poutrelles métalliques verticales de l’arête N-E.
Peu après, on m’appelle au téléphone, c’est M. Edmond Bourdonneau, le patron d’EB. Il a vu l’ascension, su que je portais des chaussons et il m’annonce « si vous êtes intéressé, je fournis A VIE ! » Voilà c’est parti comme ça !
1975-81 ! La « croisade » du libre
Le moment est venu : j’accélère sur la route du libre. Après plusieurs 6b de continuité (avec la fin du repos sur les points !) l’entraînement technique comme physique et le travail des mouvements dans la voie me permettent de réussir dès 1976 les premiers 6c à Saffres et au Saussois. L’année suivante, un nouveau palier de difficulté est atteint lorsque j’enchaîne au Saussois le surplomb de la deuxième longueur de « l’échelle à Poissons » qui devient le premier 7a de France. Un certain nombre d’autres voies de niveau 7a (mythique à l’époque !) vont suivre dans différentes falaises de France que je visite sans relâche avec quelques fidèles partenaires. 1980 verra se concrétiser le niveau 7b, en particulier à Buoux, une falaise unique qui jouera plus tard un rôle de premier plan dans le développement de la haute difficulté.
Ces années passionnantes, je les ai vécues avec les Super-Gratton aux pieds, et c’est alors que les chaussons EB sont devenus si populaires ! Ce fut une période où l’enthousiasme m’a porté vers la découverte de nouvelles possibilités, ponctuée de succès mémorables ! Même si j’eus aussi à faire face à des polémiques plutôt stériles, la résistance au changement exprimée par une partie du milieu n’a jamais réussi à entamer ma détermination ; d’autant moins qu’à mesure que le rayonnement du libre grandissait, je voyais un nombre croissant de grimpeurs, jeunes surtout adopter la nouvelle philosophie. J’ai profité aussi dès ces années de mon expérience d’alpiniste pour aborder en libre quelques voies sur les parois de granite du Mont-Blanc et dans les Dolomites. C’est avec les Super-Gratton que j’ai réussi à grimper en libre les deux grandes classiques historiques des faces nord de Tre Cime di Lavaredo : en 1978 la Comici à la Cima Grande (6b) et l’année suivante, la Cassin à la Cima Ouest (7a), succès qui ont ouvert l’ère de l’escalade libre dans les parois surplombantes des Dolomites.
1981 : on peut dire qu’à cette date, l’escalade libre est devenue « LA » nouvelle pratique sportive
Ou presque un sport. La meilleure illustration en est faite par le festival de Kohnstein, organisé en Allemagne en juin 1981 par des marques privées. Pour la première fois, le public est invité à assister à un spectacle d’escalade sur une falaise où vont se distinguer certains des meilleurs grimpeurs de la planète ! Bientôt les grands médias audiovisuels vont s’intéresser à l’escalade libre : la machine est lancée, mais elle connaîtra aussi, bien des soubresauts !
Les années 80 : l’essor de l’entreprise EB (et sa chute inattendue)
Au début de la décennie, pour répondre à la demande croissante, M. Bourdonneau a décidé de s’agrandir, et l’entreprise s’installe dans un nouvel et vaste atelier situé à Verrières-le-Buisson, près de Massy. Et, j’accepte avec joie la proposition d’entrer comme conseiller technique dans l’équipe EB. Au début, mon rôle reste limité à la promotion. Mais plus tard, le patron d’EB décide de tenter un profond changement dans le processus de fabrication des Super-Gratton, pour optimiser les coûts : il s’agit d’une opération de moulage qui intègre semelle et enrobage en une seule pièce. Bien-sûr je vais tester le prototype du chausson moulé, et là, horreur ! Il a perdu une bonne part de ses qualités, les sensations sont absentes. Je n’ai alors cesse de convaincre M. Bourdonneau de renoncer à son projet, sinon on va à l’échec. Et j’y parviens ! On oubliera les moules, sauf peut-être pour un modèle début de gamme et on va profiter de cette impasse pour améliorer le « déjà vieux » Super-Gratton. Nous allons réaliser un nouveau modèle plus évolué : le Super-Maestria, qui devra devenir le flambeau de la marque. C’est aussi l’occasion pour moi d’être l’acteur d’une publicité originale pour la marque où j’apparais tel « Einstein » présentant le nouveau modèle sous la célèbre formule (un peu modifiée) : EB= MC2 ! Plus tard, EB recrutera un deuxième conseiller technique en la personne de J.B. Tribout et l’entreprise va produire deux nouveaux modèles pour répondre à l’évolution du marché de l’escalade. Mais malheureusement, cet essor ne va pas durer ! En 1987, un phénomène déjà en marche depuis quelques temps va brutalement s’intensifier : l’incroyable succès de la marque espagnole Boréal, qui a commercialisé un modèle de chausson à semelles de gomme résinée artisanale (dite « cocida ») réalisée à partir d’anciens pneu, aux performances d’adhérences supérieures à tout ce qui existe alors. Le chausson FIRE, bien qu’assez basique, envahit le marché américain (tous les grimpeurs veulent découvrir le « sticky rubber »!) où les ventes de EB (jusqu’alors dominantes) s’effondrent totalement. C’est la cause principale, jointe à un mode commercial « mono-produit », d’une crise financière qui va être fatale à l’entreprise Bourdonneau. A la fin de l’année 1987, la société EB est mise en liquidation judiciaire : l’usine et les produits disparaissent !
Aujourd’hui, dans toutes les salles de grimpe, sur les blocs et sur les falaises les plus diverses, bon nombre de grimpeurs évoluent avec les chaussons EB, et ce, depuis le débutant avisé jusqu’à un expert comme Seb Bouin qui ouvre et réussit des voies parmi les plus dures de la planète. Et pour moi, c’est comme un appel à revenir à mes premières amours !
MAIS, la marque va être rachetée et perdurer. Des acteurs motivés pour maintenir une fabrication de chaussons sous cette marque historique française vont essayer de relancer l’activité avec des fortunes diverses mais sans jamais parvenir à retrouver le succès d’avant, ni un réel développement. C’est d’ailleurs à cette période que de nouveaux fabricants vont apparaître sur le marché du chausson d’escalade (en plein développement !) et sauront prendre le leadership : d’abord La Sportiva en Italies et Five-Ten aux USA.
EB aujourd’hui ! Un nouvel essor
Plus tard, c’est Fred Tuscan qui reprend le flambeau de la marque EB. Fort de son expérience du haut niveau, connaissant bien le milieu de l’escalade, il se lance dans l’aventure pour relancer la marque. Fred crée la société 9A Climbing restructure les composantes de la production et va développer progressivement une gamme de chaussons EB performants et adaptés à l’évolution du sport. Il s’entoure aussi d’une team de forts grimpeurs qui testent les modèles et en font la promotion. Cette fois, le succès se confirme au cours des années, et les ventes progressent en France comme à l’étranger : la croissance de l’entreprise est assurée !